Elle peut se le permettre

Quelle traîtrise ! Elle s’attend à recevoir un assentiment outré, qui les mettra dans le même camp, pour faire face à la concurrence déloyale.

— Tu as vu son maillot ?

Et certes, la sulfureuse créature sensuellement étendue à quelques mètres a tout pour provoquer l’effarouchement. Ce string si incongru sur une plage au caractère familial bien connu, ce soutien gorge à balconnets ranimant le mythe d’une Ursula Andress sortant des ondes ! Mais en place du « tss » espéré, ou au moins d’un mouvement de tête traduisant la réprobation, elle ne reçoit en écho de sa copine qu’un regard évaluatif, suivi de ce coup de poignard :

— Remarque, elle peut se le permettre !

Le silence qui suit est redoutable. L’offensée se voit non seulement réduite au rôle de réactionnaire dérisoire, mais aussi à celui de réactionnaire mue par la jalousie. À ses côtés, sa camarade l’emporte par sa grandeur d’âme. Elle possède ce panache des humbles qui savent consommer leurs défaites sans aigreur. On ne peut lui reprocher d’afficher sa propre modestie, mais sa façon d’infliger aux autres une modestie qu’ils ne songeaient pas à revendiquer n’est pas d’une extrême délicatesse. Ainsi donc, il faut se considérer comme un couple de filles mal fichues. Il y a des façons plus agréables de convoquer la complicité. Un instant décontenancée, la supposée mesquine tente de sauver la face au nom de la moralité :

— Non, tu vois, moi, même si j’avais un corps parfait, je n’aimerais pas m’afficher comme ça.

Elle dit ces mots avec une réelle conviction, des accents de sincérité incontestables. Mais cela passe mal, elle le sent trop, et la fin de la phrase tremble moins de dégoût affecté que d’irritation mal contenue. Certaines hypothèses sont cruelles, par trop d’écart avec une réalité que le miroir n’est pas seul à refléter. C’est dur de jouer le jeu des pudibondes par défaut.